XXIV
– Il est vrai qu’elle n’est guère en état de te renvoyer pour le moment, acquiesça Mikayla. Mais que se passe-t-il au Var ?
– Il y a… quelque chose qui descend le cours du Grand Mutar en tuant tous les poissons, répondit Fiolon. Et cela, c’est seulement la manifestation évidente. Quand le phénomène a débuté, j’étais à Let en train de superviser les expéditions de bois. Je me suis aperçu que l’eau avait quelque chose d’anormal. J’ai envoyé un message à mon oncle le Roi, lui expliquant que j’allais mener une enquête, puis je suis allé à la Citadelle. Je suis passé par le lac Wum en chemin, et tous les poissons du lac étaient morts… Et plusieurs des habitants du lac et des alentours sont morts quand la chose s’est produite.
– Des Wyvilos ?
– Principalement des Wyvilos, mais aussi des humains, et beaucoup d’autres sont tombés malades.
Mikayla poussa une exclamation.
– Comment cela se fait-il ?
Fiolon eut une expression attristée.
– Je ne sais pas. Le Ruwenda n’est pas mon pays. C’est pourquoi, même si je sens qu’il y a quelque chose de franchement insolite, je ne sais pas exactement ce que c’est ni comment y remédier.
– Tu ne l’as pas senti lorsque tu étais au Var ?
Fiolon secoua la tête.
– Le problème n’est pas au Var. C’est-à-dire, le Var n’y est pour rien. J’ai seulement senti au Var que quelque chose de terrible en provenance du Ruwenda descendait le cours du fleuve. Et je vais te dire une chose, poursuivit-il, ce serait encore bien pis si les vents dominants soufflaient du Ruwenda vers le Var, et non l’inverse. Au moins comme ça je n’ai pas senti ce que l’air avait d’anormal avant de passer la frontière. A partir de la Citadelle j’ai voyagé à dos de fronial. Je voulais aller voir ce qui se passait dans le Bourbier Labyrinthique. (Il la regarda droit dans les yeux.) Mikayla, ton pays est très malade.
– Le pays d’Haramis, lui rappela Mikayla. Pas le mien.
– Par la Fleur, Mika, c’est ton pays ! s’exclama Fiolon, atterré. T’est-il donc complètement indifférent ?
– De toute façon, quelle importance ? rétorqua Mikayla en haussant les épaules pour tenter de cacher qu’elle était blessée. Crois-tu vraiment qu’Haramis me laisserait y remédier ? Sais-tu pourquoi j’attendais ton arrivée ? (Elle ne le laissa pas répondre à sa question, laquelle l’avait de toute façon décontenancé.) La raison pour laquelle je t’attendais sur la place, c’est qu’Haramis, maintenant qu’elle est malade, a décidé qu’il fallait hâter ma formation. Elle m’apprend à lire dans l’eau.
– Que veux-tu dire ? Elle t’a appris à lire dans l’eau la première fois que tu es venue ici… Il y a quatre ans et demi !
– Je le sais comme toi. Mais elle ne s’en souvient plus.
– Oh non ! fit-il, incapable d’en ajouter plus.
– Je suis pratiquement sûre qu’elle n’a plus le sens tellurique, poursuivit Mikayla en faisant un effort de mémoire. Et je crois qu’elle en est privée depuis sa première attaque. Quand tu as acquis le sens tellurique du Var et que je lui ai posé une question très générale sur l’effet que cela faisait d’avoir ce fameux sens tellurique, elle m’a demandé sèchement si moi je l’avais pour le Ruwenda.
– Mais si elle ne l’a pas, alors qui l’a ?
– Je n’en sais rien, soupira Mikayla. Et Uzun non plus. Je lui ai également posé la question. Nous pensons que si quelqu’un d’autre l’avait, nous le saurions maintenant. Donc pour le moment, personne ne doit l’avoir. Moi, je sais que je ne le possède pas.
– Eh bien, même si tu ne le possèdes pas, il faut que nous tentions de remédier à ce gâchis !
– Nous pouvons toujours essayer… Pourrais-tu faire la liste de ce qui nécessite notre intervention ?
Fiolon fit une moue et secoua la tête.
– Ma perception du Ruwenda n’est pas assez détaillée…
– Détaillée ! (Mikayla claqua des doigts et se leva d’un bond.) Viens, lança-t-elle avec impatience en sortant de la chambre.
– Où vas-tu ?
– Le miroir. Si tu veux des détails, c’est là qu’il faut aller, bien sûr.
– Si tu vas là-bas, il serait préférable que tu te couvres davantage, observa Fiolon.
– Non, repartit gaiement Mikayla. L’année dernière Œil Rouge m’a appris à maîtriser la température de mon corps. Va te chercher des vêtements plus chauds pendant que je m’en vais prendre du parchemin et de l’encre. Je te retrouve en bas.
Lorsque Fiolon arriva à la caverne de glace, Mikayla était assise en tailleur sur le sol de glace, juste en face du miroir. Elle griffonnait fébrilement.
– J’ai découvert ce qui tue tes poissons, Fiolon, annonça-t-elle. C’est une espèce de minuscule plante qui sécrète un poison très puissant quand les conditions sont réunies – ce qui heureusement ne se produit pas souvent. Quand Haramis a eu sa dernière attaque cérébrale, il y a eu de violents tremblements de terre… (Elle s’interrompit et s’adressa au miroir :) Miroir, montre-nous les séismes de ces deux derniers mois.
– Recherche, répondit le miroir.
Une carte du Ruwenda apparut, parcourue d’un réseau de lignes bleu pâle. Au bout de quelques secondes des points d’un bleu vif s’allumèrent successivement. Des lignes brisées partaient de chaque point dans diverses directions, mais elles se concentraient principalement autour des lignes bleu pâle.
– Celui-ci, dit Mikayla en posant le doigt sur un point en bordure nord-ouest de l’Enfer d’Epines, a été le premier. Le séisme s’est produit avant l’aube le matin où nous avons trouvé Haramis étendue par terre dans sa chambre. Puis ils se sont déclenchés un peu partout dans le nord du Bourbier Doré. (Elle se tourna pour regarder Fiolon.) Est-ce l’itinéraire que tu as emprunté ?
Fiolon hocha la tête en silence, tout en jetant un regard circonspect au miroir. -
– Y avait-il encore des secousses dans la région ? lui demanda Mika. (Il fit un nouveau signe de tête.) A quelle fréquence et de quelle intensité ? (Fiolon regarda encore le miroir, et Mikayla comprit soudain ce qui le préoccupait.)’Ne t’inquiète pas, Fiolon, tu peux parler sans que cela modifie les images. Il ne répond qu’aux requêtes qui commencent par son nom.
– Son nom ?
– Son nom d’usage. Je ne connais pas son vrai nom, si tant est qu’il en ait un ! expliqua Mikayla. Miroir, montre-nous s’il y a des niveaux d’eau anormaux dans le Bourbier Labyrinthique.
– Recherche.
Une nouvelle image se forma. Une carte en noir et blanc du Bourbier Labyrinthique apparut. La plupart des zones blanches étaient couvertes de taches brunes et bleues inhabituelles, de teintes variables.
– Les taches bleues indiquent les endroits où le niveau de l’eau est plus haut que la normale, expliqua Mikayla. Plus le bleu est foncé, plus l’eau est profonde. Quant aux taches brunes, elles indiquent les endroits où le niveau de la terre est plus élevé que la normale. Plus c’est foncé, plus le niveau est élevé.
Fiolon frissonna, l’air malade.
– Pas étonnant que le pays m’ait paru bizarre.
– En effet, acquiesça Mikayla. Tu as sans doute eu de la chance d’arriver ici sans te perdre.
– Je me suis effectivement perdu, admit Fiolon. Plusieurs fois. Je me suis seulement servi de ma sphère pour localiser la tienne chaque fois que je ne savais plus où j’étais. Comme ça j’étais sûr que nous finirions par nous retrouver au même endroit, où que tu sois. Tu n’es pas toujours ici, vois-tu… Il y a eu ton petit séjour de six mois dans la caverne d’Œil Rouge sur le Mont Rotolo, sans compter le temps que tu passes au Temple de Meret…
– Un mois chaque printemps, et c’est prévu, rétorqua Mikayla. Mais je crois qu’il va falloir qu’on parte d’ici pour tenter d’arranger la situation. Le lac Wum à lui seul va nous demander beaucoup de travail.
Fiolon poussa un gémissement.
– Allons dîner d’abord. D’accord ?
Mikayla se mit à rire.
– Volontiers. Tu dois être affamé. (Elle se mit debout, prit son matériel d’écriture et s’adressa au miroir.) Miroir, merci. Recharge-toi.
– Interruption pour recharge, annonça le miroir avant de s’éteindre.
Mikayla reprit avec Fiolon le chemin de la Tour, lançant aux lampes du couloir des ordres chuchotés.
– Parles-tu ici à tout ce qui t’entoure ? s’enquit Fiolon.
– A la plupart des objets, oui, répondit Mikayla. Aux gens, guère. Enya est très occupée, les autres domestiques ne font pas attention à moi, et quant à Haramis…
Elle soupira, laissant sa phrase inachevée.
Au moment où ils passaient devant la cuisine, Enya en sortit en coup de vent.
– Ah, vous voilà, Princesse, dit-elle. Il faut que vous alliez chez la Dame Blanche sur-le-champ. Cela fait deux heures qu’elle vous demande.
Mikayla regarda Fiolon d’un air qui sous-entendait « Qu’est-ce que je te disais ? » et promit à Enya d’aller voir la Dame Blanche incontinent.
– Elle a ordonné qu’on lui serve le dîner dans sa chambre, ajouta Enya.
Mikayla hocha la tête et continua à monter l’escalier. Dès qu’Enya fut hors de portée de voix, elle marmotta « Oh, joie… » de son ton le plus sarcastique.
– Mika, fais preuve d’un peu de respect, la réprimanda Fiolon. Elle n’est quand même pas aussi épouvantable que ça.
– Si nous n’avions pas besoin d’être deux pour remédier à la situation, répliqua Mikayla, je te laisserais ici à ma place afin que tu juges par toi-même… En fait, nous ferions bien de doter Uzun de son nouveau corps. Comme ça, c’est lui qui écouterait Haramis raconter ses histoires.
– Nous permettra-t-elle de le faire ? La dernière fois elle ne voulait pas en entendre parler.
– Cette fois-ci, répondit Mikayla fermement, je n’ai pas l’intention de lui demander la permission. Si Uzun est d’accord pour l’opération, c’est moi qui m’en chargerai. Je le ferai, même si je dois le faire toute seule.
Elle lança un regard interrogateur à Fiolon.
– Si tu le fais, dit-il, je t’aiderai. Mieux vaut sans doute être à plusieurs pour pratiquer un rituel du Temple de Meret.
– Merci.
Mikayla lui sourit, puis se composa un visage inexpressif avant d’entrer dans la chambre d’Haramis.
– Où étais-tu, ma petite ? questionna Haramis d’une voix impérieuse.
– En bas, répondit tranquillement Mikayla.
– Il ne t’est pas venu à l’esprit que je pouvais avoir besoin de toi ?
– Je suis désolée si vous avez eu besoin de moi et que je n’aie pas été là, l’assura poliment Mikayla, sans vraiment répondre à la question. (Heureusement Enya entra à cet instant-là pour servir le dîner, si bien que Mikayla échappa au reste de la harangue, du moins pour le moment.)
Haramis passa presque tout le dîner à se plaindre de l’absence d’Uzun. Elle s’affligea également qu’on ne pût la descendre jusqu’au bureau pour qu’elle le voie, puisque lui-même ne pouvait lui rendre visite. Mikayla constata avec soulagement qu’il restait un semblant de mémoire à Haramis : elle n’exigeait pas cette fois-ci qu’Uzun fût monté jusqu’à sa chambre ! Même si elle ne se rappelle pas pourquoi, au moins Haramis n’envisage pas de transbahuter la harpe jusqu’ici. Les Seigneurs de l’Air en soient loués ! Je ne pourrais supporter qu’elle soit à nouveau endommagée.
– Peut-être dans quelques jours, dit-elle, pourrons-nous nous arranger pour que vous le voyiez, Dame Blanche. En attendant, il faut vous reposer et reprendre des forces. C’est pourquoi nous vous souhaitons bonne nuit.
Elle se leva, renvoya la vaisselle sale à la cuisine d’un geste discret. Fiolon s’inclina devant Haramis et emboîta le pas à Mikayla qui sortait de la chambre.
– Tu te sens d’attaque pour aller chercher le corps maintenant ? lui chuchota Mikayla dès qu’ils furent seuls dans le couloir. Ou bien es-tu trop fatigué ?
– Je peux t’aider à le remonter, répondit Fiolon, mais nous devrions sans doute attendre demain matin pour pratiquer le rituel.
– Entendu. Seulement, à mon avis il faut que le corps soit à la même température que la harpe pour l’opération. Si on le dépose à côté d’Uzun ce soir, il devrait être prêt demain matin.
– Ça me paraît sensé, acquiesça Fiolon. Allons le chercher.
– Il faut d’abord régler quelque chose, dit Mikayla en entraînant Fiolon dans le bureau comme ils passaient devant. Uzun, c’est Mikayla et Fiolon.
– Seigneur Fiolon, fit la harpe, quelle agréable surprise ! Qu’est-ce qui vous amène ici ?
– Des dérèglements dans le pays, répondit Fiolon.
– Je craignais que cela ne se produise quand la Dame Blanche est tombée malade, soupira Uzun. Je regrette de ne pouvoir monter la voir. Je dois lui manquer, j’en suis certain.
– Cette fois-ci, elle se rappelle du moins que vous êtes une harpe, précisa Mikayla. Elle n’est donc pas aussi malade que la fois précédente à la Citadelle. Et elle semble comprendre que si elle vous fait monter dans sa chambre, cela risque de vous endommager. Mais vous avez raison. Elle a passé le dîner à se plaindre de votre absence.
– Si seulement je pouvais faire quelque chose.
Les cordes en gémirent littéralement de frustration.
– Il y a peut-être un moyen, dit Mikayla. Vous vous souvenez du corps que je vous ai rapporté du Temple de Meret ?
– Je croyais qu’Haramis l’avait détruit, dit Uzun.
Mikayla regarda Fiolon.
– Il est toujours là où nous l’avons laissé, expliqua-t-il. En me rendant aux cavernes de glace, j’ai pu constater qu’il était toujours impeccablement empaqueté.
Mikayla se dirigea vers la bibliothèque et fit basculer plusieurs livres en avant. Le rouleau qu’elle avait rapporté du Temple se trouvait toujours derrière, exactement là où elle l’avait caché.
– Nous allons monter le corps ici et le déballer, Uzun, dit-elle, afin de nous assurer qu’il n’a pas été endommagé. Si c’est le cas, êtes-vous disposé à tenter l’opération ?
– Comment s’opère le transfert ? questionna Uzun.
Mikayla déroula le début du parchemin et le parcourut rapidement.
– J’ai ici les instructions pour le rituel, expliqua-t-elle. Le processus semble s’apparenter à celui dont Haramis s’est servie pour vous transformer en harpe.
– Alors je suis d’accord pour essayer, dit Uzun. Mais rappelez-vous la promesse que vous m’avez faite, au cas où quelque chose tournerait mal.
– S’il y a le moindre ennui, je libérerai votre esprit, assura Mikayla. Je vous le promets. (Elle remit le rouleau dans sa cachette.) Viens, Fiolon, allons chercher le corps.
Il leur fallut près d’une heure pour remonter le corps et le déballer. Par chance, à cette heure-là, tous les domestiques étaient couchés, et personne ne les dérangea.
– C’est une véritable œuvre d’art, dit Fiolon en admirant le corps en bois peint tandis qu’il pliait chacune des articulations pour s’assurer qu’elle fonctionnât bien. Elle vous ressemble, Maître Uzun – du moins, elle ressemble aux portraits de vous et d’Haramis que nous a montrés le miroir. (Il regarda Mikayla.) Il me paraît en parfait état.
Il bâilla et s’excusa.
– Pourquoi ne vas-tu pas te coucher maintenant, Fiolon ? suggéra Mikayla. Moi, je vais dormir ici ce soir pour être sûre que rien ne soit dérangé. Et de toute façon je veux lire tout le rituel avant de m’endormir.
– Entendu, dit Fiolon. Bonne nuit.
– Dors bien, lui dit Mikayla. Comme je vais fermer la porte à clef une fois que tu seras sorti, appelle-moi à l’aide de ta sphère avant de descendre demain matin.
– D’accord.
Fiolon partit pour la chambre qui lui était assignée, et Mikayla ferma la porte à clef. Puis elle ajouta une bûche dans l’âtre, reprit le parchemin, et s’assit pour le lire. Elle lut les psalmodies en silence et les instructions à haute voix afin qu’Uzun sût ce qui allait se passer.
Lorsqu’elle eut terminé, elle se tourna vers lui.
– Vous êtes toujours d’accord ? s’enquit-elle solennellement. Vous pouvez refuser, vous savez.
– Cela fait des années que j’attends cela, repartit Uzun. Je ne vais pas reculer maintenant.
– Vous avez compris que vous serez dans l’impossibilité de suivre la plus grande partie du rituel, n’est-ce pas ? Dès que nous aurons entamé la première étape, à savoir retirer l’os de la harpe, vous resterez inconscient jusqu’au succès final.
– Quelle heure est-il en ce moment ? s’enquit Uzun.
Mikayla le sentait, mais elle se dirigea vers la fenêtre et observa la position des étoiles dans le ciel nocturne.
– Environ deux heures avant minuit, répondit-elle.
– En ce cas, puisque la première opération consiste à faire tremper le fragment de crâne dans un bol de larmes de minuit à l’aube, vous feriez aussi bien de commencer maintenant, dit Uzun. Sinon vous serez obligée d’attendre demain soir et vous perdrez toute une journée. Ce que, ajouta-t-il aigrement, vous ne pouvez guère vous permettre. Je sais que vous et Fiolon devrez partir inspecter le pays dès que j’aurai la liberté de m’occuper d’Haramis.
– Vous parlez avec sagesse, Uzun. Je vais donc commencer les préparatifs sur-le-champ. Pensez-vous que le bol de voyance d’Haramis qui est dans la salle de travail puisse convenir pour recueillir les larmes ?
– Oui, je crois qu’il conviendrait parfaitement, approuva Uzun.
Mikayla visualisa le bol, là où elle l’avait laissé dans la salle de travail, puis le visualisa entre ses mains. Le bol se posa entre ses mains tendues, l’apparition s’accompagnant d’un léger déplacement d’air. Mikayla relut la première étape de la marche à suivre. « Faites tremper le fragment de crâne de minuit à l’aube dans un bol d’argent entièrement rempli des larmes d’une vierge pleurant le sort de l’intéressé. »
Mikayla se pencha au-dessus du bol et pensa à Uzun, à toute sa gentillesse pour elle, à son amitié et à sa loyauté indéfectibles, à son courage devant les détériorations qu’il avait subies et les maux d’Haramis. Elle imagina ce qu’elle ressentirait si le rituel venait à échouer et si Uzun disparaissait à jamais de sa vie. Ses larmes coulèrent abondamment, remplissant le bol.
Elle pleura sans savoir combien de temps. Il lui sembla que toute la souffrance du pays coulait en elle, s’ajoutant à tous les tourments qu’elle avait éprouvés depuis toujours et à sa compassion pour Uzun. Elle pleura jusqu’à ce que son corps lui paraisse desséché, jusqu’à sa dernière larme. Son visage et ses yeux étaient secs à présent, si secs qu’elle dut cligner plusieurs fois pour pouvoir accommoder.
Elle regarda le bol entre ses mains. Il était presque rempli à ras bords. Elle le posa et s’assura de l’heure. Il n’était pas loin de minuit.
– Le bol de larmes est prêt, Uzun. Et vous, l’êtes-vous ?
– Oui.
Les cordes de la harpe frémirent légèrement. Mikayla ne pouvait le reprocher à Uzun. Si elle-même avait eu des cordes, elle aurait autrement frémi…
Elle monta sur une chaise afin d’atteindre aisément le sommet de la colonne de la harpe. A l’aide de ses ongles, elle s’appliqua à extraire le fragment d’os, reliquat du corps originel d’Uzun. Elle porta le fragment jusqu’au bol de voyance et examina le ciel. A minuit juste, elle immergea le fragment de crâne dans ses larmes, et le bol fut rempli à ras bords exactement.